XII
UNE FACÉTIE DU DESTIN

Cramponné à la lisse de dunette, Tyrrell avait les yeux rivés sur le passavant tribord.

— Foutue sacrée brume !

Il se pencha un peu pour essayer de distinguer le gaillard d’avant.

— Et qu’on aille au diable, avec notre chance !

Bolitho ne dit rien et traversa le pont. Depuis bien avant l’aube, dans la mélopée des sondes et alors que tous les yeux essayaient de voir le fond, ils entendaient le grondement du ressac et apercevaient de temps à autre une gerbe d’écume dans la nuit. Il savait déjà depuis longtemps qu’ils allaient avoir du brouillard. La chose n’était pas inhabituelle dans ces eaux à cette période de l’année, mais il avait espéré qu’il se dissiperait rapidement aux premiers rayons du soleil.

Et pourtant, la brume était de plus en plus épaisse. Les bandes vaporeuses glissaient doucement avec le vent, s’enrubannaient autour des haubans et ornaient le gréement comme des herbes vert pâle. On ne voyait rien plus haut que les vergues de perroquets et, sauf une petite tache de mer par le travers, la surface de l’eau était totalement invisible. Comme il se déplaçait à la même vitesse qu’eux, le banc de brouillard leur donnait l’illusion d’être immobiles et il avait l’impression que l’Hirondelle, comme accrochée dans un nuage, s’était transformée en un vaisseau fantôme.

— Cinq brasses ! héla une voix sous la dunette.

Les hommes faisaient la chaîne pour passer de bouche à oreille les sondes mesurées à l’avant. Une fois au-dessus de la barre, Bolitho avait ordonné de rappeler aux postes de combat et, avec ce brouillard qui les rendait sourds et aveugles, mieux valait prendre toutes les précautions.

Il leva la tête une fois de plus vers le hunier, qui tirait fort bien. La corvette avançait sur les bas-fonds, et la toile luisait dans une lumière grisâtre qui prouvait que le soleil brillait au-dessus du brouillard. Et il y avait peut-être également de la terre en vue.

« Quatre brasses ! » Bolitho se dirigea vers la barre où Buckle officiait avec ses hommes. La brume se glissait entre ses jambes et lui donnait l’air d’un spectre.

Il se raidit en voyant Bolitho approcher :

— Il va bien, monsieur. En route à l’est.

Il y eut un grattement de bois sur le pont principal et, en se retournant, Bolitho vit l’une des longues rames pendre au-dessus de l’eau avant de se remettre en ligne avec les autres. Il avait ordonné de mettre à la rame une heure plus tôt car le vent était tombé et, s’ils rencontraient quelque récif imprévu, ce serait là leur seul moyen de le parer.

— Ohé, du pont ! – la voix de la vigie semblait sortir du brouillard : Bâtiment travers tribord !

Bolitho leva les yeux et se rendit compte, pour la première fois, que la brume devenait jaunâtre, comme en mer du Nord. Le soleil, enfin. Loin au-dessus du pont, isolé par la couche de brume, la vigie avait aperçu un autre bâtiment.

Tyrrell et tous les autres s’étaient figés à l’appel de la vigie et restaient immobiles, les yeux fixés sur l’homme.

— Monsieur Tyrrell, je vais monter là-haut, annonça Bolitho – il déboucla son ceinturon et tendit son sabre à Stockdale. Faites bonne veille et assurez-vous que nous pouvons mouiller immédiatement si nécessaire.

Puis il empoigna un hauban et commença son escalade. Les enfléchures vibraient doucement, comme s’ils avaient été pris dans la tempête. Il aperçut Graves à ses pieds, les épaules courbées, qui regardait droit devant lui. Bethune était à son côté, une main posée sur un douze-livres. De l’autre, il s’abritait les yeux en essayant de distinguer quelque chose dans la brume… Tout au long du pont, les hommes se tenaient immobiles comme des statues. Les dos nus luisaient de l’humidité qui leur dégoulinait dessus du haut des voiles et du gréement, et l’on aurait pu croire qu’il s’agissait de sueur, comme s’ils avaient été au plus fort du combat.

Çà et là, une chemise à carreaux, la tenue bleu et blanc d’un canonnier, comme si l’artiste avait eu davantage de temps pour détailler le dessin avant de passer à une autre partie de son œuvre.

« Cinq brasses ! » L’annonce remontait du gaillard à la dunette, comme une sorte de chant funèbre.

Bolitho revoyait mentalement la carte. C’était l’heure de la renverse et, bientôt, les chenaux dits sûrs entre les récifs et les bancs de sable allaient se rétrécir, telle une gigantesque mâchoire qui se referme sur sa proie.

Il serra les dents et reprit son ascension. À la première pause qu’il lui avait fallu pour reprendre son souffle, la silhouette du bâtiment avait disparu dans le brouillard. Il ne distinguait plus que les formes des canons et les grands panneaux oblongs. Près du tableau, Buckle et les autres semblaient coupés en deux par des filaments de vapeur.

Plus haut, toujours plus haut. Arrivé à la hune, il décida de passer par le trou du chat plutôt que de se faire peur en s’accrochant des mains et des orteils aux gambes de revers. Un marin resta bouche bée en le voyant passer et le suivit du regard jusqu’à ce que lui aussi eût disparu.

Quelques instants après, Bolitho leva les yeux, fixant avec étonnement la vergue de hunier. À partir de là, le ciel bleu resplendissait, les haubans et les étarques brillaient au soleil comme du cuivre. Il ne lui restait plus que quelques échelons à franchir.

La vigie, qui agitait machinalement les jambes, à califourchon sur la croisée, se poussa un peu pour faire de la place à son commandant.

Bolitho s’assura d’une main à un hauban en essayant de reprendre son souffle.

— Ah, c’est vous, Taylor ! Vous avez un fameux perchoir, ici.

Le gabier esquissa un sourire.

— Ouais, m’sieur.

Il parlait avec le doux accent du Nord et cette voix qui lui rappelait le pays fit beaucoup pour calmer l’appréhension de Bolitho. L’homme tendit son bras hâlé :

— Il est là, monsieur.

Bolitho se retourna, essayant de ne pas regarder le mât qui tremblait sous lui dans la brume, Pendant un long moment, il ne distingua rien. Puis, dans un souffle de vent qui balaya un peu de brume, il aperçut des mâts de hune avec de la quête et la flamme d’une frégate, à trois milles par le travers tribord.

Il oublia un instant sa situation précaire, la nausée de la montée, pour se concentrer sur ce bâtiment.

— Il y a des brisants un peu plus loin, ajouta la vigie. Et j’ai identifié cette frégate, de l’autre côté du banc.

Bolitho le fixa, l’air étonné :

— Vous la connaissez, c’est bien cela ?

L’homme fit signe que oui.

— C’est la Bacchante, la marque du capitaine Colquhoun flotte à l’artimon – Bolitho restait impassible. J’ai été embarqué à son bord, ça fait deux ans.

Bolitho se tut, il avait vu lui aussi qu’il s’agissait de la Bacchante, mais il avait espéré qu’il se trompait, que le brouillard et la lumière lui jouaient des tours.

L’avis de Taylor ne laissait pas de place au doute. Cette assurance était caractéristique des marins dans son genre : il leur suffisait d’avoir vu une fois un bâtiment, et à plus forte raison d’y avoir servi, pour être capables de le reconnaître dans n’importe quelles conditions. Taylor n’avait vu que les hunes de la frégate, mais il l’avait identifiée d’emblée.

Bolitho lui toucha le bras :

— Surveillez-la bien, Taylor – il passa la jambe par-dessus le croisillon. Et bravo !

La descente lui donna le loisir de réfléchir à ce qu’il venait de voir. À un moment donné, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et eut l’impression de voir la surface éclairée par le soleil. La brume se levait donc. Mais il était trop tard maintenant, du moins si les choses tournaient mal.

Tyrrell l’attendait à la lisse, inquiet de savoir. Bolitho sauta des haubans et courut à lui.

— C’est la Bacchante !

Sur le pont principal, des visages se levaient vers eux, il entendit le bruit que faisait le plomb de sonde jeté à l’eau. « Quatre brasses moins cinq pouces ! »

— Colquhoun a dû rester loin de terre pendant la nuit, continua-t-il en se tournant vers Tyrrell. Et il s’est fait surprendre par le changement de vent, tout comme nous. Il a dû se faire chasser sur plusieurs milles dans le chenal – il se détourna, soudain plus amer. Cet imbécile aurait dû rester plus près ! Maintenant, là où il est, à l’extérieur des hauts-fonds, il ne peut plus être utile à rien ! Il lui faudrait au moins une demi-journée pour revenir en position d’attaque !

Tyrrell se grattait le menton à deux mains.

— Alors, qu’allons-nous faire ? Avec la renverse, il va nous falloir faire attention si nous voulons nous rapprocher des Grenouilles – il jeta un regard à Buckle. À mon avis, il faut rester sur place et essayer plus tard.

— C’est également ce que je pense, approuva Buckle. Si le plan du capitaine Colquhoun est tombé à l’eau, on ne pourra pas nous accuser de n’avoir pas fait mieux.

Mais Bolitho décida de ne pas tenir compte de leurs remarques.

— Faites passer la consigne, monsieur Tyrrell. Rentrez les rames, faites charger les pièces et mettez en batterie. Je veux que ce soit fait pièce après pièce, avec le moins de bruit possible.

Voyant l’air perplexe de Buckle, il ajouta :

— Je sais que je cours un risque. Donc, serrez la grand-voile et dites au bosco de préparer l’ancre de détroit pour le cas où nous devrions partir sans attendre.

Il croisa les mains dans le dos.

— Vous pouvez me trouver fou, monsieur Buckle – on entendait déjà les rames qui rentraient et le grondement sourd du premier affût qui se mettait en batterie. Et peut-être suis-je fou. Mais, quelque part, il y a une corvette britannique comme la nôtre. Grâce aux autres, elle est toute seule à présent, et Dieu sait, si je ne suis pas complètement fou, qu’elle va bien avoir besoin d’aide !

La grand-voile protestait violemment tandis que les hommes luttaient pour la ferler le long de sa vergue afin de dégager toute la longueur du pont.

— Chargé en batterie ! cria un canonnier de sa voix rauque.

Tyrrell regagnait l’arrière, son porte-voix sous le bras.

— Cette fois, lui glissa Bolitho en souriant, vous avez fait plus vite que d’habitude !

Tournant le dos aux timoniers et à Buckle, qui était toujours aussi tendu, ils allèrent s’accouder à la lisse pour observer ce qui se passait devant. La brume était toujours là, mais plus ténue, et, maintenant que le bâtiment n’avait presque plus d’erre, elle se dégageait lentement. Le soleil brillait, pas beaucoup certes, mais assez pour se réfléchir sur le bronze de la cloche et éclairer le gros boulet de douze-livres qu’un chef de pièce avait extrait de son erse pour l’examiner de plus près.

— A votre avis, demanda Bolitho à Tyrrell, à quelle distance est-il ?

Tyrrell fit une grimace et soulagea sa jambe blessée.

— Le vent reste stable du nordet, et nous faisons route au sudet – il réfléchissait tout haut. Jusqu’à maintenant, les sondes sont conformes à ce qui est porté sur la carte. J’en déduis que nous sommes à six milles de l’endroit où le Faon a franchi le haut-fond. Donc, il va falloir très vite s’arrêter là si vous restez au même cap, monsieur, sans quoi nous risquons fort de toucher sévèrement.

Une nouvelle sonde, comme pour souligner ce qu’il venait de dire : « Trois brasses ! »

Le lieutenant Heyward, qui se tenait immobile près de l’échelle de dunette, fit seulement :

— Dieu du ciel !

— Si le français est encore par ici, répondit Bolitho, c’est qu’il a suffisamment d’eau.

— Exact, répondit tristement Tyrrell, mais le temps que nous y arrivions, nous ne pourrons plus bouger. Et la Grenouille pourra nous faire un joli pied de nez.

Bolitho revoyait les mâts et les hunes de la frégate de Colquhoun. Il était obligé de serrer violemment ses mains pour essayer de se calmer. Quel imbécile, ce Colquhoun ! Il avait tellement hâte de garder la prise pour lui tout seul qu’il en avait oublié de prévoir un changement de vent. Et il avait tellement à cœur de tenir l’Hirondelle à l’écart qu’il venait d’offrir à l’ennemi une magnifique porte de sortie s’il voulait s’enfuir. Même s’il arrivait à le rattraper, le Faon était incapable de se mesurer à lui.

« Et trois brasses monts un quart ! »

Il se cramponna au filet, essayant de ne pas imaginer le fond qui se rapprochait régulièrement de la quille.

Tout cela ne servait à rien. Il lâcha le filet, ce qui fit sursauter l’aspirant Fowler. Il était en train de risquer son bâtiment et la vie de tous ses hommes. Le Faon était probablement mouillé, ou avait déjà constaté le départ de l’ennemi. Ses angoisses et ses doutes ne feraient pas grand-chose aux parents de ceux qui se seraient noyés parce qu’il aurait exposé l’Hirondelle pour se passer un caprice.

— Nous allons virer lof pour lof, décida-t-il brusquement. J’ai l’intention de traverser le haut-fond pour rejoindre la Bacchante dès que la brume se sera levée.

Buckle approuvait, l’air soulagé, et Tyrrell le regardait, l’air grave.

— Transmettez mes compliments à M. Graves et, quant aux pièces…

Il se retourna en entendant des cris.

— Mon Dieu, le bruit du canon ! fit sèchement Tyrrell.

Tétanisé, Bolitho essayait de distinguer les départs intermittents et le bruit plus grave des grosses pièces.

— Annulez mon dernier ordre, monsieur Tyrrell !

Il surprit un rayon de soleil qui caressait le fût du grand mât.

— Et nous n’allons plus rester aveugles très longtemps !

Il arrivait maintenant à voir plus loin que le boute-hors et distingua sur l’avant une couronne de ressac qui marquait le récif le plus proche. Peut-être était-ce la brume, ou encore les échos renvoyés par la terre toujours cachée, mais il y avait quelque chose d’anormal dans ce grondement de canon. Il parvenait à faire la différence entre les aboiements aigus de l’artillerie du Faon et ceux, plus graves, du bâtiment ennemi, mais on entendait également d’autres explosions à différents relèvements et cela lui paraissait totalement inexplicable.

Sous la chaleur du soleil, des nuages de vapeur montaient du pont et des hamacs. Soudain, comme un rideau magique, la brume disparut totalement pour découvrir le spectacle dans toute sa cruauté.

On voyait la pointe de l’île, bleu foncé sur fond de ciel clair, des tourbillons de courant qui trahissaient la proximité du haut-fond. Et droit devant l’Hirondelle, comme fichée sur son boute-hors, le Faon de Maulby.

Plus loin encore, il vit les mâts et les voiles carguées du français encore à demi noyé dans les derniers lambeaux de brume qui se dissipaient. Sa silhouette se fondait dans la côte. Il tirait à grande cadence, on distinguait les longues flammes orangées des départs, le pavillon bien visible au-dessus de la fumée.

C’est alors seulement que Bolitho comprit : le Faon était toujours mouillé. Le cœur soulevé d’horreur, il voyait les gerbes jaillir tout autour de lui, une pluie d’embruns parfois, quand un boulet tombait près de son flanc.

— Il a coupé son câble, monsieur ! hurla Buckle.

Les hommes de Maulby se précipitaient sur les longues rames pour tenter d’échapper au feu meurtrier, tandis que, sur le pont principal, l’artillerie continuait de riposter à l’ennemi.

Bolitho dut s’agripper à la lisse : le hunier de misaine était en train de s’abattre et tomba à l’eau dans une grande gerbe d’embruns et de fumée. Il entendait vaguement la voix de Tyrrell, mais comme dans un rêve il le vit qui lui montrait désespérément quelque chose du doigt. Non, ce n’était pas le français, mais la terre derrière lui, assez bas, sans doute une petite plage.

Le piège était parfait. Maulby avait dû se faire prendre par le brouillard et, après s’être assuré que l’ennemi était bien mouillé tout près du rivage, il avait jeté l’ancre en attendant le renfort de Colquhoun. À présent, il était facile de comprendre pourquoi le second de la Bacchante avait constaté autant d’activité. Le capitaine français avait pris le temps de débarquer de l’artillerie, si bien que tout agresseur potentiel se trouvait pris dans un arc de feu meurtrier auquel il avait bien peu de chances d’échapper.

Les rames étaient sorties à présent, se levaient et retombaient en cadence comme des ailes. La corvette tournait le cul à l’ennemi et se dirigeait vers le haut-fond, vers la haute mer.

Mais un tonnerre de cris s’éleva du pont : toute la bordée bâbord venait de voler en éclats, les rames partaient dans tous les sens, les pelles brisées tournoyaient avant de retomber plus loin.

Bolitho prit une lunette et la pointa sur la dunette du Faon. Des silhouettes couraient, il voyait les visages agrandis par l’optique, rendus encore plus terribles par la distance et le silence. Des hommes ouvraient la bouche, faisaient de grands gestes en courant pour s’éloigner de la zone touchée et tenter au moins de poursuivre le tir. Un espar tomba en travers sur le pont, hésita un peu comme pour mieux sentir son impact. Un marin courait le long d’un passavant, le visage arraché. Il finit par tomber et la mer mit un terme à ses souffrances.

Quelqu’un avait en tout cas conservé toute sa tête, car Bolitho vit le grand hunier se gonfler et une vague d’étrave se dessiner sous la figure de proue.

Il sentit Buckle qui le secouait par le bras et se retourna. Le pilote hurlait comme un fou :

— Il faut virer, monsieur.

Il lui montrait une masse d’herbes vertes qui brillait près de la surface.

— Nous allons nous échouer !

— Préparez l’ancre, monsieur Tyrrell, fit Bolitho en détournant les yeux.

Il n’arrivait même pas à reconnaître sa propre voix, qui sonnait comme de l’acier.

— Mettez à l’eau les embarcations, et parés pour faire porter une ancre à jet !

Il attendit que Tyrrell fût parti et que les hommes eussent commencé d’exécuter les ordres pour conclure :

— Et nous resterons ici !

LHirondelle, qui avançait maintenant plus lentement, pénétra au milieu des récifs. À un moment, ils virent même son ombre projetée sur le fond, puis la hauteur d’eau augmenta.

Bolitho continuait de donner ses ordres, en se forçant à les détacher clairement, l’un après l’autre, pour mieux se concentrer et pour essayer de ne pas entendre le bruit du canon, de ne pas voir la destruction lente mais méthodique du Faon.

Les canots étaient à l’eau et Glass, le bosco, comme il en avait reçu l’ordre, embarqua dans le premier pour porter l’ancre de jet. Voiles ferlées, mouillée devant et derrière, l’Hirondelle finit par s’immobiliser.

Alors seulement Bolitho se remit à observer le Faon à la lunette. Il avait pris beaucoup de bande, mais il lui restait encore son artimon et il tentait toujours de s’éloigner. La manœuvre était sans espoir. Le gouvernail paraissait intact, la brigantine et une voile encore enverguée lui permettaient de gouverner vaille que vaille, mais il était lourdement handicapé par une masse de toile et d’espars qui traînaient derrière. Les coups continuaient de lui tomber dessus, çà et là des éclats de bois volaient au milieu des récifs et flottaient derrière lui comme le sang d’un animal blessé.

La corvette fut prise d’une violente secousse et l’artimon tomba rejoindre le reste. Bolitho comprit qu’elle venait de s’échouer. Elle était aussi en train de couler, il imaginait les pointes acérées qui déchiraient la coque sous la flottaison. C’était la fin.

Il referma sa lunette et la tendit à un homme qui se tenait près de lui. Il ne reconnaissait plus les visages, les voix lui semblaient inconnues, la sienne était toujours aussi étrange et impersonnelle.

— Le français est sur bâbord avant.

Tout était étrangement calme à présent. L’ennemi avait cessé le tir, car si le Faon était échoué, il était du moins hors de portée des pièces. De la fumée dérivait encore sur la pointe, Bolitho voyait les canonniers français occupés à éponger, à observer l’arrivée inattendue de la seconde corvette. Une victime de plus. La distance était inférieure à un mille, bâtiment mouillé, la cible parfaite. Il savait que Tyrrell et tous les autres le regardaient, pétrifiés. Lui ne peut pas nous blesser. Nous, d’un autre côté… Il se retourna malgré son dégoût pour voir l’étrave et le boute-hors du Faon sombrer.

Il poursuivit d’une voix atone :

— Nous pouvons lui faire mal, très mal.

Graves se tenait sur l’échelle, tout pâle d’avoir vu le désastre ou peut-être de l’avoir regardé…

Bolitho se tourna vers lui :

— Mettez la pièce de chasse bâbord en batterie. Vous ouvrirez le feu dès que vous serez paré, demandez au bosco tout ce dont vous avez besoin. En jouant sur les câbles, vous pourrez pointer à votre convenance – et, s’adressant à Tyrrell : Faites armer le cabestan.

Graves avait parcouru la moitié du pont quand un appel de Bolitho l’arrêta net :

— Faites chercher M. Yule ! Dites-lui que je veux qu’il fabrique un petit fourneau où mettre des boulets à chauffer. Et assurez-vous que tout cela sera fait convenablement et dans les temps – il jeta un coup d’œil à l’ennemi. Nous avons le temps pour nous, tout notre temps.

Puis il se dirigea vers les filets et attendit le retour de Tyrrell.

— Après tout, lui dit le second, vous aviez raison. C’est après nous qu’ils en avaient. Par le Tout-Puissant, c’est au spectacle de notre destruction que nous venons d’assister !

Bolitho le regardait, l’air grave.

— C’est vrai, Jethro.

Il se souvenait dans le détail de ce que Maulby lui avait dit lors de leur dernière rencontre, à propos de Colquhoun : « Cet homme me tuera…»

Il tourna les talons.

— Qu’est-ce que c’est encore que ce nouveau retard ? fit-il d’une voix dure.

Une grosse explosion venue de l’avant lui répondit et le coup tomba à une demi-encablure de l’ennemi.

Quelqu’un fit passer un ordre au pont et l’armement du cabestan vira un brin sur le câble, de manière à donner à l’équipe de Graves un meilleur gisement.

Nouveau départ : le boulet tomba cette fois dans l’axe de la poupe. Bolitho devait fournir un effort pour rester calme, le prochain allait faire but, il le savait. Dès lors… Il fit signe à Stockdale :

— Prenez un canot, dites à l’autre de faire route sur le Faon. Nous pouvons peut-être en récupérer quelques-uns.

Il aperçut Dalkeith en bas de l’échelle, déjà équipé de son long tablier sale.

Un autre coup partit de la pièce de chasse, mais la fumée qui tourbillonnait autour de l’avant lui cacha le point de chute du boulet. Une voix cria :

— On l’a eu ! En plein par le travers !

— Cette fois, murmura Bolitho, à moitié pour lui-même, ce n’est plus pour rire, monsieur le Français, plus du tout !

— Canots parés, monsieur !

Stockdale, même Stockdale paraissait bouleversé.

— Prenez le commandement pendant mon absence, monsieur Tyrrell – il attendit qu’il se fût traîné jusqu’à la coupée. Nous partirons d’ici à la prochaine marée.

On entendait de gros coups de marteau, Yule et ses aides construisaient un fourneau de fortune. Il était dangereux, insensé même, de faire chauffer des boulets à bord dans des circonstances normales. La coque était sèche comme de l’amadou, il y avait les voiles, les cordages imprégnés de goudron, la poudre. Mais les circonstances n’étaient pas habituelles. LHirondelle était mouillée en eaux calmes, comme une plate-forme de tir. Ce n’était qu’une question de précision et de patience.

Anxieux, Tyrrell lui demanda :

— Combien de temps continuons-nous à tirer, monsieur ?

Bolitho était déjà sur les marchepieds :

— Jusqu’à ce que nous ayons détruit l’ennemi – il regardait ailleurs. Totalement détruit.

— Bien, monsieur.

Tyrrell regarda Bolitho monter dans le canot et Stockdale prit la direction de l’épave qui s’était appelée le Faon.

Il remonta lentement jusqu’à la lisse de dunette et s’abrita les yeux pour observer l’ennemi. Pas trop de dégâts, mais les coups le frappaient avec régularité. Avant peu, les boulets chauffés au rouge allaient sortir du fourneau de Yule et… Il frissonna malgré la chaleur. Comme tous les marins qui se respectent, Tyrrell craignait le feu plus que n’importe quoi.

Heyward s’approcha :

— Vous croyez qu’il parlait sérieusement ?

Tyrrell revoyait le regard de Bolitho, son désespoir et sa douleur lorsqu’il avait vu le Faon pris dans ce piège.

— Oui, il était sérieux.

Il ferma les yeux au départ d’un coup tiré par le français ; le boulet tomba court d’une encablure. Les marins qui n’étaient occupés ni au cabestan ni aux pièces observaient la scène sur les passavants ou perchés dans les haubans. Certains faisaient même des paris sur le prochain coup. Quand un coup du français tombait trop court, ils poussaient des cris de joie ou lançaient des lazzis, comme s’ils avaient été de simples spectateurs et sans se douter que, par une fantaisie du destin, ils auraient pu aussi bien périr sous ces coups à la place de ceux du Faon.

— Et voilà, poursuivit Tyrrell, voilà à quoi Colquhoun nous a conduits. S’il avait donné à notre commandant le poste qui lui convenait pour attaquer, nous nous serions fait ratisser – il claqua des mains. Quel salopard ! Quelle suffisance ! Et il reste planqué à l’abri comme une espèce de dieu pendant que nous terminons la sale besogne pour son compte ! une nouvelle explosion roula en écho sur l’eau ; il vit un espar tomber du haut du grand mât de l’ennemi, très lentement – ou peut-être était-ce une impression –, comme une feuille morte en automne.

— Monsieur, nos canots sont arrivés près de l’épave, annonça l’aspirant Fowler.

Il était assez pâle, mais la main qui tenait la lunette ne tremblait pas.

Tyrrell le regarda, d’un regard glacé. Et voilà, un de mieux. Comme Ransome, comme Colquhoun. Pas la moindre fibre d’humanité, pas le moindre sentiment.

Une épave, voilà le mot qu’il avait trouvé pour dire le Faon. Et pourtant, il n’y avait pas si longtemps, il s’agissait d’un être vivant, le cadre de vie de son équipage et de ceux qui leur auraient succédé.

— Montez là-haut, monsieur Fowler, ordonna-t-il d’une voix dure, et emportez votre lunette ! Gardez l’œil sur la Bacchante et guettez ses signaux !

À condition qu’il y en ait.

Un nouveau tir le fit passer de l’autre bord et il laissa Heyward à ses pensées.

Bolitho entendait toujours le bruit du canon lorsque son canot crocha au flanc du Faon, qui avait pris énormément de bande. Il monta à bord, suivi de quelques-uns de ses hommes.

— Le canot d’abord !

Il montra d’un geste ce qu’il fallait faire à Bethune qui restait planté là, les yeux fixés sur les restes sanglants, comme en transe.

— Chargez à ras bord, et la chaloupe ensuite !

Stockdale l’avait suivi sur le pont fortement incliné, encombré d’embarcations écrasées et de débris du gréement. En passant près d’un panneau, Bolitho aperçut l’eau verte qui bouillonnait à plaisir à travers un gros trou dans le bordé. Des rayons de soleil jouaient sur deux cadavres flottant par là. Il y avait partout de grandes taches de sang, des pièces désemparées. Les rares survivants se dirigeaient vers les canots, bien peu en vérité.

Bolitho s’essuya le visage de la manche de sa chemise. C’est nous qu’il voulait, avait dit Tyrrell. Voilà qui n’était pas difficile à comprendre.

Il s’arrêta au milieu de l’échelle de dunette pour se pencher sur Maulby. Il s’était fait écraser dans la chute d’un espar, ses traits étaient figés dans la mort. Il avait une petite trace de sang sur la joue et des mouches rôdaient déjà sur son visage.

— Emportez-le ! ordonna-t-il sèchement à Stockdale d’une voix brisée.

Stockdale se pencha avant de murmurer :

— J’peux pas, monsieur, l’est coincé.

Bolitho s’agenouilla à califourchon sur l’espar et recouvrit le visage d’un morceau de toile, Repose en paix, l’ami, reste à ton bord. Aujourd’hui, tu ne peux pas avoir meilleure compagnie.

Le pont fut pris d’une grande secousse, la corvette commençait à se démanteler. La mer, la marée, les pièces dessaisies allaient bientôt achever ce que le canon avait commencé.

Bethune l’appela du long du bord où une méchante houle faisait danser la chaloupe :

— Tout est terminé, monsieur !

— Merci.

Il entendait la mer gargouiller sous le pont, l’eau envahissait le carré et la chambre de poupe, une chambre identique à la sienne. Il se pencha pour décrocher le sabre de Maulby et le passa à Stockdale :

— En Angleterre, cela fera peut-être plaisir à quelqu’un de le récupérer.

Puis il jeta un dernier regard autour de lui avant d’embarquer derrière Stockdale. Il voulait se souvenir de tout, savoir par cœur chaque détail. Sans un regard en arrière, sans entendre les derniers craquements du Faon. Il ne pensait qu’à Maulby, à sa voix traînante. Il revoyait leur dernière poignée de main.

Tyrrell l’attendait.

— Le fourneau de M. Yule est paré, monsieur.

L’œil vide, Bolitho ne le voyait pas.

— Faites-le éteindre, je vous prie.

— Monsieur ?

— Je ne vais pas faire brûler vifs ces hommes parce qu’ils font leur devoir. Le français est trop troué maintenant pour s’en aller. Nous allons envoyer un canot avec un pavillon blanc, je ne pense pas qu’il ait envie de poursuivre cette tuerie inutile.

Tyrrell laissa échapper un long soupir :

— Bien, monsieur, je m’en occupe.

Lorsqu’il se retourna, après avoir donné l’ordre de cesser le feu, Bolitho avait disparu du pont. Il aperçut Stockdale occupé à nettoyer le sabre avec un chiffon, totalement absorbé par ce qu’il faisait. Il songeait à Tilby et à ses deux morceaux de bois : comme le sabre de Maulby, voilà tout ce qui subsistait d’un homme.

Il était encore plongé dans ses pensées lorsque les huniers de la Bacchante apparurent et la frégate hissa ses premiers signaux.

 

On était déjà au soir lorsque l’Hirondelle réussit enfin à se rapprocher de la frégate. Aussitôt après qu’elle eut franchi le haut-fond, le vent avait viré en forcissant, si bien qu’il leur avait fallu énormément d’efforts pour parer tous ces brisants. De retour en pleine mer, la longue forme sombre de Grand Bahama cinq milles par le travers, la corvette était venue mettre en panne à une demi-encablure du bâtiment de Colquhoun.

Assis dans le canot qui tossait durement, Bolitho observait la frégate et son dentier signal, qu’elle était en train de rentrer, celui qui le convoquait à son bord. Il était resté hissé quelque temps, mais, comme tous les autres, Bolitho les avait superbement ignorés et ne s’était même pas donné la peine de faire l’aperçu.

Les embruns pleuvaient sous les coups de pelle et lui trempaient le visage. Cela le calmait un peu, mais guère mieux. Il était partagé entre la tristesse et la colère, entre le calme et la volonté d’en découdre avec Colquhoun.

Le canot s’éleva sur une dernière lame ; le brigadier faillit tomber à l’eau en crochant dans les cadènes avant de passer la bosse.

Bolitho se hissa le long du rentré de muraille sans se soucier de la mer qui bouillonnait le long du bord, comme pour le rejeter.

Colquhoun n’était pas à la coupée, et le second lui glissa précipitamment :

— Seigneur, monsieur, je suis désolé de ce qui est arrivé.

— Merci, répondit Bolitho, l’air grave, mais ce n’est pas vous qui êtes en faute.

Puis, sans ajouter ni un mot ni un geste, sans un regard pour la garde d’honneur, il se dirigea vers l’arrière.

Colquhoun était près des fenêtres, comme s’il n’avait pas bougé depuis leur dernière rencontre. La lueur blafarde d’un fanal lui faisait le visage tiré, fermé. Quand il prit la parole, sa voix était celle d’un vieil homme.

— Je trouve que vous avez mis bien longtemps ! Comment osez-vous ignorer mes signaux ?

Bolitho le regardait froidement. Cette colère était aussi feinte que son attitude, sa main tripotait nerveusement son pantalon blanc.

— Vos premiers signaux étaient destinés au Faon, monsieur – il le vit se raidir et poursuivit : Mais il était déjà taillé en pièces à ce moment et la majeure partie de ses hommes avaient été tués au combat ou s’étaient noyés quand il a touché.

Colquhoun eut un brusque mouvement de tête et serra la mâchoire comme pour essayer de maîtriser son émotion.

— Là n’est pas la question. Vous m’avez désobéi, vous avez franchi la barre sans autorisation, vous…

Bolitho le coupa :

— J’ai fait ce que je croyais être mon devoir.

Mais cela ne servait à rien, il sentait le calme qu’il avait tenté de s’imposer l’abandonner, comme une vergue couverte de glace se dérobe sous les pieds du gabier.

— Sans votre désir de conquérir la gloire, nous aurions pris le français ensemble, sans pertes. Nous avions tous les atouts en main, car il ne connaissait pas notre force. Il ne voulait qu’une seule prise, l’Hirondelle.

Il se détourna pour cacher sa douleur.

— A cause de vous, Maulby et ses hommes se sont fait tuer, son bâtiment est perdu. À cause de votre rigidité insensée, de votre incapacité à voir plus loin que la richesse, vous n’avez pas pu nous venir en aide lorsque c’était le moment – il lui fit face derechef, la voix plus dure : Eh bien, le français est capturé ! Et que voulez-vous de plus maintenant, un anoblissement dérisoire ?

Contre toute attente, lorsque Colquhoun répondit, ce fut d’une voix étrangement basse et sans regarder Bolitho.

— J’oublierai votre esclandre – il hésita. Ah oui, je me souviens maintenant, vous avez à votre bord le jeune Fowler. Cela n’aurait pas arrangé les affaires que de le perdre au cours du combat.

Il parlait de plus en plus vite, des phrases saccadées qui tombaient de ses lèvres au fur et à mesure que les idées lui venaient.

— L’amiral voudra un rapport détaillé. Je…

Bolitho le fixait, malade de ce qu’il voyait.

— Je possède toujours les ordres écrits que vous m’avez remis. Ces ordres destinés à m’expédier aussi loin du lieu du combat que vous le vouliez.

En dépit des excuses et des explications pathétiques de Colquhoun, il avait décidé de se forcer et d’aller jusqu’au bout.

— Si j’avais obéi à ces ordres, ou si le vent était resté stable, le Faon aurait succombé de toute manière. Et dans ce cas, qu’auriez-vous fait ? Vous auriez envoyé le petit Lucifer, peut-être ?

Colquhoun se dirigea vers son bureau et sortit un verre de son râtelier. Un peu de cognac lui coula sur la main, mais il semblait ne même pas s’en rendre compte.

— J’ai reçu des ordres, voici quelque temps. Dès que nous aurions contraint la flûte à s’échouer ou après avoir abandonné sa poursuite, nous devions rallier New York. La flottille va être réduite.

Il avala la moitié de son cognac et dut faire un effort pour reprendre sa respiration.

— La Bacchante va rejoindre l’escadre.

Bolitho avait toujours les yeux rivés sur lui. Le peu de compassion que sa colère aurait pu laisser subsister tomba sous le coup de cette dernière remarque. Il demanda d’une voix sourde :

— Donc, pendant tout ce temps, vous saviez que nous devions aller à New York ?

Il écoutait le son de sa propre voix, étonné de réussir à paraître si calme.

— Et vous pensiez donc que c’était votre dernière chance de prouver votre valeur ! Une grande victoire, vous entrez au port avec une belle grosse prise portant votre marque ! Et votre rapacité vous empêchait d’apprécier le danger réel. Le Faon vient de payer chèrement votre ignorance !

Colquhoun leva les yeux et lui jeta un regard désespéré.

— A New York, les choses pourraient apparaître sous un jour différent. Souvenez-vous, je vous ai aidé…

Il se tut et avala un autre verre.

— J’avais besoin de cette prise ! Je l’ai méritée !

Bolitho se dirigea vers la porte, les yeux rivés sur les épaules de Colquhoun qui était pris de tremblements.

— J’ai chargé le second du Faon de s’occuper de la flûte. Sa reddition a été réglée par le lieutenant Heyward – il voulait lui donner tous les détails, pour l’empêcher de continuer à plaider sa cause. Le français n’est plus bon à grand-chose, je vous suggère d’envoyer des fusiliers pour le prendre en charge en attendant l’armée qui aura peut-être envie d’emmener les prisonniers ailleurs.

Colquhoun était affaissé contre la fenêtre, sa voix couvrait à peine le bruit de la mer et du safran.

— Cela signifie la Cour martiale – il se redressa. Vous y serez convoqué.

— Voilà qui semble probable, acquiesça Bolitho.

Colquhoun lui montra sa chambre d’un geste sans se retourner :

— Tout ceci n’existe plus. Il aura suffi d’un hasard malchanceux. C’est le destin.

— Maulby a sans doute été du même avis.

Bolitho posa la main sur la poignée de la porte, Colquhoun se détacha de la fenêtre et se rua sur lui :

— Vous êtes enfin arrivé à vos fins, hein ? – sa voix se brisa. Vous et votre maudite Hirondelle !

L’homme était au bout du rouleau.

— Il y a trois ans, lorsque j’ai embarqué sur l’Hirondelle, je croyais que le commandement était tout, le summum de ce qu’un homme peut désirer. À présent, je sais mieux de quoi il s’agit et peut-être en partie grâce à vous. Commander est une chose. Mais faire son devoir, prendre soin de ceux qui vous font confiance, voilà un fardeau autrement important. Nous avons tous une part de responsabilité dans la mort de Maulby.

Colquhoun le regardait d’un air incrédule, il poursuivit :

— Votre folie vous a aveuglé et vous a fait tout oublier, sauf votre avancement. Mon crime à moi, ce fut l’orgueil. Un orgueil qui a poussé l’ennemi à me tendre un piège, et ce piège a coûté très cher à ceux du Faon – il ouvrit la porte. J’espère ne jamais l’oublier.

Il monta rapidement jusqu’à la dunette et entendit la porte claquer derrière lui, le choc d’un mousquet qui retombait sur le pont. Le factionnaire se remettait au repos.

Le second l’attendait à la coupée. La mer s’était creusée, l’Hirondelle roulait lourdement dans des creux déjà soulignés d’ombre, quelques étoiles brillaient faiblement, le fanal de poupe était allumé. Bolitho aperçut les éclaboussures des avirons : Stockdale l’attendait avec le canot. Et il aurait pu l’attendre bien plus longtemps si Colquhoun l’avait fait mettre aux arrêts pour sa sortie. Qu’il ne l’eût pas fait montrait qu’il n’était pas sûr de sa culpabilité et, pis encore, qu’il était parfaitement conscient de sa propre erreur.

— Nous allons rejoindre l’escadre à New York, fit-il au second.

Le lieutenant regardait le canot qui bouchonnait.

— Je serai désolé de quitter cet endroit, fit-il tristement.

Bolitho poussa un long soupir :

— Moi aussi. La défaite est quelque chose de terrible, mais la victoire est souvent bien plus douloureuse.

Le lieutenant le regarda embarquer dans le canot qui poussa aussitôt.

Si jeune, et tant de responsabilités pèsent déjà sur ses épaules.

Pas sur les miennes. Cette pensée lui avait à peine traversé l’esprit qu’il savait déjà que c’était un mensonge. Il inspecta rapidement le pont noyé dans l’ombre en se demandant si la faute de Colquhoun ne rendait pas un peu plus probable sa propre promotion.

 

Armé pour la guerre
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